Quelle durabilité des bâtiments écologiques à l’usage ? (2/6)
Dans le premier épisode, nous avions évoqué le choix de quatre dispositifs techniques emblématiques du bâtiment du point de vue des économies d’énergie :
1 - les terrasses sur passerelles extérieures bois
2 - la façade végétalisée
3 - la ventilation double flux
4 - le sol écologique marmoléum
Dans le présent billet, nous abordons le cas des terrasses sur passerelles extérieures bois afin d’analyser la durabilité des bâtiments écologiques à l’usage.
Les terrasses sur passerelles extérieures bois.
A la différence d’un dispositif de distribution intérieur plus habituel, type couloir, les passerelles du Pallium se situent à l’extérieur et vivent au rythme des saisons et de ses intempéries. Elles sont constituées principalement de matériaux bruts, qu’il s’agisse du parterre – planches bois ou béton, ou encore des murs – ganivelles et double peau.
A l’usage, ce nouveau dispositif technique est tout d’abord confronté aux règles de perception du couloir – " soigné ", " propre " et " protégé " – chez les habitants. Ainsi, les choix de matériaux renvoient tout d’abord majoritairement aux usagers une image d’un bâtiment " provisoire ", " en travaux " et " pas fini ", comme la double peau, par exemple, qui manquerait d’un bardage, comme nous l’explique l’un d’eux : " Je pense qu’au début, il devait y avoir un bardage qui devait être prévu par dessus et je pense que niveau budget, ça a pas du se faire, c’est bizarre. ". Du point de vue de la perception, cette austérité des matières renvoie majoritairement chez les habitants à des mondes plutôt éloignés de celui de la maison et de l’habitat. Le béton brut par exemple – sans peinture ni bardage – évoque plutôt l’univers du travail, de l’entrepôt, voire celui de l’usine. Quant aux ganivelles en bois non traitées, elles évoquent l’imaginaire montagnard, pouvant varier de l’ " enclos à vache " l’été au " chalet " lorsque la neige les recouvre l’hiver.
Ensuite, les passerelles se retrouvent confrontées à l’usage à la propreté habituelle du couloir. Lorsqu’il pleut, par exemple, la pluie laisse des traces sur la double peau extérieure et " comme la pluie elle tombe dessus, ça fait tout sale, les murs sont sales. ". Dans les imaginaires collectifs, cette eau de pluie n’est d’ailleurs pas perçue comme l’eau du ciel mais bien plutôt comme " l’eau du toit ", qui ruisselle, prenant tout sur son passage, pour tomber à grosses gouttes entre les lattes. Comme le précise un habitant, " L’eau elle tombe elle dégouline sur les barrières de châtaigner et ça gicle ça gicle... toute l’eau qui vient du toit, c’est pas juste la pluie qui tombe. ". Cet imaginaire des eaux sales de toiture – et de la gouttière notamment – amène certains habitants à rentrer par précaution leurs fleurs lorsque le ciel s’assombrit et aussi d’éviter le plus possible de se faire mouiller lorsqu’ils rentrent chez eux, se protégeant d’un parapluie ou alors inventant de subtils parcours sur les allées.
Les passerelles, par l’évolution naturelle de ses matériaux, sont également confrontées chez les habitants aux règles d’usure des matériaux. L’illustration la plus pertinente est celle des ganivelles en bois brut, qui en moins de deux ans se sont véritablement transformées et grisées. Cette évolution renvoie socialement chez les habitants à une altération, un vieillissement et parfois même à un pourrissement, comme le note ces habitantes, " ça vieillit super vite, c’est de la mauvaise qualité, c’est pas du bois traité. Donc là on dirait que déjà l’immeuble il a 4 ans en vie, quoi, alors qu’il a un an et demi, même pas. Le bois a vite pris la couleur terne, parce qu’il est pas traité c’est du bois bas de gamme " ou une autre : " Ce bois, on dirait qu’il a pourri, il est gris. Il est plus marron comme il était, il est gris. ".
Sur les passerelles extérieures, c’est également le seuil habituel du palier de porte qui se dévoile dans la réalité des usages chez la majorité des habitants. La pluie ou la neige qui tombe " au pied de la porte " se retrouve ainsi confrontée aux règles d’usages d’un espace nécessairement " propre ", " abrité ", à l’image de la maison, que ce soit pour prolonger une discussion avec des amis, faire sécher un parapluie, déposer une poussette ou encore pour chercher des effets personnels, comme le précise cette habitante, " Quand il pleut et qu’on est sous la pluie, pour chercher ses clés, c’est formidable, la neige je vous raconte même pas. ". Symboles récurrents chez les habitants de cette confrontation de la passerelle extérieure aux règles d’usages du palier de porte, notons simplement le " tapis mouillé ", les " portes d’entrée brûlantes " l’été ou encore celles " recouvertes de neige de bas en haut " certains matins d’hiver. Illustrons cette reconstruction du palier par les habitants le simple fait que la majorité des usagers (les femmes surtout) nettoient la double peau autour de leur porte d’entrée, afin de la rendre plus présentable à leurs yeux et surtout à ceux de leurs amis.
Que ce soit celles de la chambre ou la cuisine, les fenêtres qui donnent directement sur les passerelles collectives (bât A) déplacent les frontières traditionnelles et habituelles de l’habitat, rendant ainsi possible l’exposition au voisinage et " au passage " des pratiques sociales privées telle que la préparation des repas, ou d’autres plus intimes dans le cas de la chambre à coucher.
Tout d’abord, pour l’habitant qui marche sur la passerelle, sa pratique sociale se retrouve à la fois confrontée à un nouvel espace (qui rend possible à chaque instant l’exposition de la cuisine des voisins) mais également aux règles d’usages habituelles engendrant les rapports de voisinage en ville, comme dire bonjour/bonsoir mais éviter explicitement la curiosité intrusive. Cette nouvelle situation d’action engendre tout d’abord une gêne, d’autant qu’il est d’usage de saluer ses voisins lorsqu’on se croise comme le témoigne cette habitante : " Moi je regarde pas trop… enfin dès qu’ils ouvrent la cuisine ou quoi, on voit tout en fait. J’essaie de pas trop regarder mais c’est vrai que quand vous passez, on ne voit que ça, du coup, c’est... après quand c’est nos voisins, ça va, on les salue et on passe mais... faut pas avoir des voisins voyeurs entre parenthèse. ". Ou encore " moi je trouve que c’est gênant parce que quand on passe devant les portes des gens, les portes sont ouvertes, donc vous faites quoi ? Vous tournez la tête, hein, je veux dire, c’est un peu normal, je pense, malgré qu’on le fait pas pour regarder ce qui se passe. ". En effet, difficile pour les usagers de ne pas tourner la tête en marchant, d’autant qu’il s’avère nécessaire de s’assurer de la présence ou de l’absence du voisin à sa fenêtre pour éviter les impairs et impolitesses. " Effectivement la cuisine, ben automatiquement, c’est systématique : on voit. On tourne la tête, on voit et elle a une cuisine et une chambre. ".
Ensuite, l’exposition possible des pratiques sociales privées sur la passerelle collective ne renvoie pas seulement à une gêne de la part de celui qui peut difficilement y échapper, mais amène surtout les habitants concernés à user de tactiques diverses pour reconstruire les limites de leur espace privé. En effet, du point de vue des usages, ce n’est pas seulement la cuisine qui est à vue mais bien l’ensemble du modèle culturel et social du foyer, que ce soit par l’organisation spatiale de la pièce, par sa décoration, par ses modalités de préparation des repas ou encore par le partage des tâches domestiques auquel elle renvoie, comme le laisse entendre cet habitant d’origine algérienne : " mes voisins ils ont dit : " madame, on vous voit toujours dans la cuisine ". Ca me choque pour moi, ça veut dire quoi, que nous les arabes, notre femme c’est toujours dans la cuisine. (...) Non non je laisse comme ça [fermé]. Non non j’ouvre pas. Depuis qu’on a eu la remarque des voisins, on n’ouvre jamais le volet ". Ainsi, au niveau des fenêtres les plus exposées, les volets sont fermés lors de la préparation des repas ; et cette fermeture tente de concilier les règles d’usages d’aération afin de " chasser les odeurs " des cuisines. C’est ainsi que dans la majorité des cas, les fenêtres restent généralement " entre-ouvertes " et les volets " pas complètement baissés ".
Enfin, la peur de l’intrusion reste également bien présente dans l’usage, comme le témoigne cette habitante : " Oui, c’est tout fermé toute la journée. Les gens ils partent ils ferment. De toute façon, ben voilà, question de sécurité aussi tout simplement. ".
La reconstruction des frontières symboliques de l’espace privé est également significative sur les terrasses à l’entrée des logements (Bât. B). Mitoyennes des passerelles, ces terrasses sont confrontées dans la pratique aux règles d’usage du balcon :
Se cacher du regard et de la vue du voisinage
Tout d’abord, un des premiers usages consiste à se cacher à la fois des autres mais aussi de la vue des autres, que ce soit par le bricolage de cannisses, de palplanches, de plantations grimpantes ou encore de voilages (photo d’illustration : la mise en place de canisses). Comme nous précise une habitante : " Moi j’aime bien être tranquille, c’est pour ça j’ai mis un peu des trucs [voilages, canisses], comme ça, quand je bois mon café, je suis tranquille, j’aime pas que tout le monde il me regarde. ".
Eviter ses voisins
Dans le modèle culturel dominant des usagers, les frontières imaginaires de l’espace privé ne se résument pas à la protection visuelle qui n’est qu’une part de la dimension symbolique. C’est en réalité tout le rapport social aux odeurs et aux bruits de voisinage qui est également en jeu, comme en témoigne cette gêne : " Moi je peux pas profiter de ma terrasse. Je me sens pas chez moi sur ma terrasse. Parce que du fait que j’ai une terrasse mais que j’ai des voisins qui sont envahissants, donc ça fait que quand moi je suis sur ma terrasse, eux ils sont sur leur partie on va dire et c’est vrai que bon ben ils discutent et tout donc c’est vrai que bon, c’est très gênant... moi je sais que j’arrive pas à profiter de ma terrasse correctement. Y a des moments je suis sur ma terrasse, l’été je lis ou quoique ce soit et j’ai mes voisins qui sont en train de boire le café, qui parlent, qui sont au téléphone, parce qu’ils sont au téléphone souvent. J’ai rien contre mes voisins en particulier mais c’est vrai que c’est des nuisances parce que bon ils ont leur téléphone avec les hauts parleurs, donc ils parlent haut, donc ça fait partie des nuisances, quoi ! ". Ainsi, l’usage peut se traduire par diverses tactiques sociales, dont l’évitement, qui consiste par exemple à rentrer chez soi dès que les voisins sortent, ou au contraire à sortir dès qu’ils rentrent, comme le raconte cette habitante : " Dès fois quand y a personne je fais même à manger dehors, le barbec, j’ai la plaque, je le sors dehors, pour me faire à manger, tranquille. ".
Ajuster ses pratiques sociales
Les tactiques des usagers observées sur les terrasses traduisent également différentes modalités d’ajustement des pratiques sociales selon les seuils privé/voisinage/collectif en usage, que ce soit par un ajustement des attitudes, des conversations, des tenues vestimentaires ou plus simplement de l’hexis corporelle. Ainsi, s’il est bien souvent accepté de « prendre un café », d’ « aller fumer », parfois même de " commencer l’apéro " sur la terrasse, d’autres pratiques comme la prise des repas sont minoritaires : " Je vais pas mettre ma table de jardin dehors pour manger à midi. Je me vois pas faire ça. Donc si ça avait été d’un autre côté, côté terrasse, côté jardin, oui peut-être. Mais là on le fait pas. ". De la même manière, la question de la tenue vestimentaire et de ses règles d’engendrement est particulièrement prégnante. Chez les usagers concernés, la terrasse privée est généralement associée aux règles d’habillement de l’espace collectif. Comme l’explique une habitante, " Sur un balcon privatif, tu peux avoir du vis-à-vis, mais t’es quand même chez toi, tu peux sortir en peignoir, tu peux te mettre dans un coin. Là, on met quand même un pantalon pour sortir, c’est plus comme autrefois, tu vois... ". De plus, il s’agit d’être attentif aux conversations, de ne pas dire " n’importe quoi " lorsqu’on est sur la terrasse, et notamment avec des amis encore étrangers au dispositif : " Quand j’y suis avec des copines, je sais très bien que les gens vont entendre tout ce qu’elles disent alors je suis obligé de leur dire : " ouais... dites pas n’importe quoi... ça le fait pas trop " ; voilà parce que l’autre en face, il est tout le temps en train de fumer dehors il sait toute la vie de tout le monde ".
Détourner l’usage : espace décoratif et stockage
Dans le cas des terrasses du Pallium, l’usage révèle également deux modalités de contournements principales de l’usage attendu, qui sont le stockage et l’espace décoratif (voir photos 2 : le stockage et 3 : l’espace décoratif). En effet, la présence d’une table n’indique pas toujours que l’on s’en serve ou d’un fauteuil que l’on s’y assoie. Dans notre cas, les mises en scène sur les terrasses sont courantes. Il s’agit pour les usagers de faire " joli ", de montrer un côté " jardin ", voire une " table de jardin ". Ainsi, les terrasses concernées se remplissent de fleurs, de moquettes en gazon, ou d’autres dispositifs décoratifs.
A suivre...
1 - les terrasses sur passerelles extérieures bois
2 - la façade végétalisée
3 - la ventilation double flux
4 - le sol écologique marmoléum
Dans le présent billet, nous abordons le cas des terrasses sur passerelles extérieures bois afin d’analyser la durabilité des bâtiments écologiques à l’usage.
Les terrasses sur passerelles extérieures bois.
a - Les règles d’usage du couloir
A la différence d’un dispositif de distribution intérieur plus habituel, type couloir, les passerelles du Pallium se situent à l’extérieur et vivent au rythme des saisons et de ses intempéries. Elles sont constituées principalement de matériaux bruts, qu’il s’agisse du parterre – planches bois ou béton, ou encore des murs – ganivelles et double peau.
A l’usage, ce nouveau dispositif technique est tout d’abord confronté aux règles de perception du couloir – " soigné ", " propre " et " protégé " – chez les habitants. Ainsi, les choix de matériaux renvoient tout d’abord majoritairement aux usagers une image d’un bâtiment " provisoire ", " en travaux " et " pas fini ", comme la double peau, par exemple, qui manquerait d’un bardage, comme nous l’explique l’un d’eux : " Je pense qu’au début, il devait y avoir un bardage qui devait être prévu par dessus et je pense que niveau budget, ça a pas du se faire, c’est bizarre. ". Du point de vue de la perception, cette austérité des matières renvoie majoritairement chez les habitants à des mondes plutôt éloignés de celui de la maison et de l’habitat. Le béton brut par exemple – sans peinture ni bardage – évoque plutôt l’univers du travail, de l’entrepôt, voire celui de l’usine. Quant aux ganivelles en bois non traitées, elles évoquent l’imaginaire montagnard, pouvant varier de l’ " enclos à vache " l’été au " chalet " lorsque la neige les recouvre l’hiver.
Ensuite, les passerelles se retrouvent confrontées à l’usage à la propreté habituelle du couloir. Lorsqu’il pleut, par exemple, la pluie laisse des traces sur la double peau extérieure et " comme la pluie elle tombe dessus, ça fait tout sale, les murs sont sales. ". Dans les imaginaires collectifs, cette eau de pluie n’est d’ailleurs pas perçue comme l’eau du ciel mais bien plutôt comme " l’eau du toit ", qui ruisselle, prenant tout sur son passage, pour tomber à grosses gouttes entre les lattes. Comme le précise un habitant, " L’eau elle tombe elle dégouline sur les barrières de châtaigner et ça gicle ça gicle... toute l’eau qui vient du toit, c’est pas juste la pluie qui tombe. ". Cet imaginaire des eaux sales de toiture – et de la gouttière notamment – amène certains habitants à rentrer par précaution leurs fleurs lorsque le ciel s’assombrit et aussi d’éviter le plus possible de se faire mouiller lorsqu’ils rentrent chez eux, se protégeant d’un parapluie ou alors inventant de subtils parcours sur les allées.
Les passerelles, par l’évolution naturelle de ses matériaux, sont également confrontées chez les habitants aux règles d’usure des matériaux. L’illustration la plus pertinente est celle des ganivelles en bois brut, qui en moins de deux ans se sont véritablement transformées et grisées. Cette évolution renvoie socialement chez les habitants à une altération, un vieillissement et parfois même à un pourrissement, comme le note ces habitantes, " ça vieillit super vite, c’est de la mauvaise qualité, c’est pas du bois traité. Donc là on dirait que déjà l’immeuble il a 4 ans en vie, quoi, alors qu’il a un an et demi, même pas. Le bois a vite pris la couleur terne, parce qu’il est pas traité c’est du bois bas de gamme " ou une autre : " Ce bois, on dirait qu’il a pourri, il est gris. Il est plus marron comme il était, il est gris. ".
b - Les règles d’usage du palier de porte
Sur les passerelles extérieures, c’est également le seuil habituel du palier de porte qui se dévoile dans la réalité des usages chez la majorité des habitants. La pluie ou la neige qui tombe " au pied de la porte " se retrouve ainsi confrontée aux règles d’usages d’un espace nécessairement " propre ", " abrité ", à l’image de la maison, que ce soit pour prolonger une discussion avec des amis, faire sécher un parapluie, déposer une poussette ou encore pour chercher des effets personnels, comme le précise cette habitante, " Quand il pleut et qu’on est sous la pluie, pour chercher ses clés, c’est formidable, la neige je vous raconte même pas. ". Symboles récurrents chez les habitants de cette confrontation de la passerelle extérieure aux règles d’usages du palier de porte, notons simplement le " tapis mouillé ", les " portes d’entrée brûlantes " l’été ou encore celles " recouvertes de neige de bas en haut " certains matins d’hiver. Illustrons cette reconstruction du palier par les habitants le simple fait que la majorité des usagers (les femmes surtout) nettoient la double peau autour de leur porte d’entrée, afin de la rendre plus présentable à leurs yeux et surtout à ceux de leurs amis.
c - Les règles d’usage de l’espace privé et intime
Que ce soit celles de la chambre ou la cuisine, les fenêtres qui donnent directement sur les passerelles collectives (bât A) déplacent les frontières traditionnelles et habituelles de l’habitat, rendant ainsi possible l’exposition au voisinage et " au passage " des pratiques sociales privées telle que la préparation des repas, ou d’autres plus intimes dans le cas de la chambre à coucher.
Tout d’abord, pour l’habitant qui marche sur la passerelle, sa pratique sociale se retrouve à la fois confrontée à un nouvel espace (qui rend possible à chaque instant l’exposition de la cuisine des voisins) mais également aux règles d’usages habituelles engendrant les rapports de voisinage en ville, comme dire bonjour/bonsoir mais éviter explicitement la curiosité intrusive. Cette nouvelle situation d’action engendre tout d’abord une gêne, d’autant qu’il est d’usage de saluer ses voisins lorsqu’on se croise comme le témoigne cette habitante : " Moi je regarde pas trop… enfin dès qu’ils ouvrent la cuisine ou quoi, on voit tout en fait. J’essaie de pas trop regarder mais c’est vrai que quand vous passez, on ne voit que ça, du coup, c’est... après quand c’est nos voisins, ça va, on les salue et on passe mais... faut pas avoir des voisins voyeurs entre parenthèse. ". Ou encore " moi je trouve que c’est gênant parce que quand on passe devant les portes des gens, les portes sont ouvertes, donc vous faites quoi ? Vous tournez la tête, hein, je veux dire, c’est un peu normal, je pense, malgré qu’on le fait pas pour regarder ce qui se passe. ". En effet, difficile pour les usagers de ne pas tourner la tête en marchant, d’autant qu’il s’avère nécessaire de s’assurer de la présence ou de l’absence du voisin à sa fenêtre pour éviter les impairs et impolitesses. " Effectivement la cuisine, ben automatiquement, c’est systématique : on voit. On tourne la tête, on voit et elle a une cuisine et une chambre. ".
Ensuite, l’exposition possible des pratiques sociales privées sur la passerelle collective ne renvoie pas seulement à une gêne de la part de celui qui peut difficilement y échapper, mais amène surtout les habitants concernés à user de tactiques diverses pour reconstruire les limites de leur espace privé. En effet, du point de vue des usages, ce n’est pas seulement la cuisine qui est à vue mais bien l’ensemble du modèle culturel et social du foyer, que ce soit par l’organisation spatiale de la pièce, par sa décoration, par ses modalités de préparation des repas ou encore par le partage des tâches domestiques auquel elle renvoie, comme le laisse entendre cet habitant d’origine algérienne : " mes voisins ils ont dit : " madame, on vous voit toujours dans la cuisine ". Ca me choque pour moi, ça veut dire quoi, que nous les arabes, notre femme c’est toujours dans la cuisine. (...) Non non je laisse comme ça [fermé]. Non non j’ouvre pas. Depuis qu’on a eu la remarque des voisins, on n’ouvre jamais le volet ". Ainsi, au niveau des fenêtres les plus exposées, les volets sont fermés lors de la préparation des repas ; et cette fermeture tente de concilier les règles d’usages d’aération afin de " chasser les odeurs " des cuisines. C’est ainsi que dans la majorité des cas, les fenêtres restent généralement " entre-ouvertes " et les volets " pas complètement baissés ".
Enfin, la peur de l’intrusion reste également bien présente dans l’usage, comme le témoigne cette habitante : " Oui, c’est tout fermé toute la journée. Les gens ils partent ils ferment. De toute façon, ben voilà, question de sécurité aussi tout simplement. ".
d - Les règles d’usage du balcon
La reconstruction des frontières symboliques de l’espace privé est également significative sur les terrasses à l’entrée des logements (Bât. B). Mitoyennes des passerelles, ces terrasses sont confrontées dans la pratique aux règles d’usage du balcon :
Se cacher du regard et de la vue du voisinage
Tout d’abord, un des premiers usages consiste à se cacher à la fois des autres mais aussi de la vue des autres, que ce soit par le bricolage de cannisses, de palplanches, de plantations grimpantes ou encore de voilages (photo d’illustration : la mise en place de canisses). Comme nous précise une habitante : " Moi j’aime bien être tranquille, c’est pour ça j’ai mis un peu des trucs [voilages, canisses], comme ça, quand je bois mon café, je suis tranquille, j’aime pas que tout le monde il me regarde. ".
Eviter ses voisins
Dans le modèle culturel dominant des usagers, les frontières imaginaires de l’espace privé ne se résument pas à la protection visuelle qui n’est qu’une part de la dimension symbolique. C’est en réalité tout le rapport social aux odeurs et aux bruits de voisinage qui est également en jeu, comme en témoigne cette gêne : " Moi je peux pas profiter de ma terrasse. Je me sens pas chez moi sur ma terrasse. Parce que du fait que j’ai une terrasse mais que j’ai des voisins qui sont envahissants, donc ça fait que quand moi je suis sur ma terrasse, eux ils sont sur leur partie on va dire et c’est vrai que bon ben ils discutent et tout donc c’est vrai que bon, c’est très gênant... moi je sais que j’arrive pas à profiter de ma terrasse correctement. Y a des moments je suis sur ma terrasse, l’été je lis ou quoique ce soit et j’ai mes voisins qui sont en train de boire le café, qui parlent, qui sont au téléphone, parce qu’ils sont au téléphone souvent. J’ai rien contre mes voisins en particulier mais c’est vrai que c’est des nuisances parce que bon ils ont leur téléphone avec les hauts parleurs, donc ils parlent haut, donc ça fait partie des nuisances, quoi ! ". Ainsi, l’usage peut se traduire par diverses tactiques sociales, dont l’évitement, qui consiste par exemple à rentrer chez soi dès que les voisins sortent, ou au contraire à sortir dès qu’ils rentrent, comme le raconte cette habitante : " Dès fois quand y a personne je fais même à manger dehors, le barbec, j’ai la plaque, je le sors dehors, pour me faire à manger, tranquille. ".
Ajuster ses pratiques sociales
Les tactiques des usagers observées sur les terrasses traduisent également différentes modalités d’ajustement des pratiques sociales selon les seuils privé/voisinage/collectif en usage, que ce soit par un ajustement des attitudes, des conversations, des tenues vestimentaires ou plus simplement de l’hexis corporelle. Ainsi, s’il est bien souvent accepté de « prendre un café », d’ « aller fumer », parfois même de " commencer l’apéro " sur la terrasse, d’autres pratiques comme la prise des repas sont minoritaires : " Je vais pas mettre ma table de jardin dehors pour manger à midi. Je me vois pas faire ça. Donc si ça avait été d’un autre côté, côté terrasse, côté jardin, oui peut-être. Mais là on le fait pas. ". De la même manière, la question de la tenue vestimentaire et de ses règles d’engendrement est particulièrement prégnante. Chez les usagers concernés, la terrasse privée est généralement associée aux règles d’habillement de l’espace collectif. Comme l’explique une habitante, " Sur un balcon privatif, tu peux avoir du vis-à-vis, mais t’es quand même chez toi, tu peux sortir en peignoir, tu peux te mettre dans un coin. Là, on met quand même un pantalon pour sortir, c’est plus comme autrefois, tu vois... ". De plus, il s’agit d’être attentif aux conversations, de ne pas dire " n’importe quoi " lorsqu’on est sur la terrasse, et notamment avec des amis encore étrangers au dispositif : " Quand j’y suis avec des copines, je sais très bien que les gens vont entendre tout ce qu’elles disent alors je suis obligé de leur dire : " ouais... dites pas n’importe quoi... ça le fait pas trop " ; voilà parce que l’autre en face, il est tout le temps en train de fumer dehors il sait toute la vie de tout le monde ".
Détourner l’usage : espace décoratif et stockage
Dans le cas des terrasses du Pallium, l’usage révèle également deux modalités de contournements principales de l’usage attendu, qui sont le stockage et l’espace décoratif (voir photos 2 : le stockage et 3 : l’espace décoratif). En effet, la présence d’une table n’indique pas toujours que l’on s’en serve ou d’un fauteuil que l’on s’y assoie. Dans notre cas, les mises en scène sur les terrasses sont courantes. Il s’agit pour les usagers de faire " joli ", de montrer un côté " jardin ", voire une " table de jardin ". Ainsi, les terrasses concernées se remplissent de fleurs, de moquettes en gazon, ou d’autres dispositifs décoratifs.
A suivre...
- PHOTO 2 : modalité de contournement de l’usage attendu : le stockage
- PHOTO 3 : modalité de contournement de l’usage attendu : l’espace décoratif